Liberté de création

Appropriation artistique et fair use : Richard Prince vs Patrick Cariou

La liberté de création est au cœur des revendications des tenants de l’appropriation artistique. Ils prônent la reprise de créations préexistantes afin de les transformer, de les transposer dans un autre courant artistique. De nombreuses créations issues de ce travail de transformation ont été au centre d’actions en contrefaçon. L’appropriation artistique pose en effet la question de la limite de la liberté de création par rapport aux œuvres préexistantes. Jusqu’où un auteur peut-il aller dans l’appropriation sans commettre une contrefaçon ? L’affaire qui oppose Richard Prince à Patrick Cariou illustre cette problématique. (Un excellent article lui est d’ailleurs consacré sur le site S.I.Lex)

En 2000, Patrick Cariou a regroupé au sein d’un livre “Yes Rasta” plusieurs photographies prises durant les 6 années qu’il vécût aux côtés des Rastafaris en Jamaîque. En 2007 et 2008, Richard Prince exposa une série de peintures et de collages, “Canal Zone”, au sein desquels étaient incorporés et modifiés plusieurs photographies issues du livre de Patrick Cariou. Ce dernier intenta donc une action en contrefaçon. La Cour du district sud de l’Etat de New York lui donna raison et ordonna que soient remises à Patrick Cariou toutes les œuvres contrefaisantes qui n’avaient pas encore été vendues pour qu’il les détruise, les vende… Richard Prince interjeta appel en se fondant sur l’exception de fair use et sa mauvaise application par les premiers juges. Le 25 avril dernier, la cour d’appel des États-Unis pour le deuxième circuit a estimé qu’il avait fait un usage loyal des œuvres de Patrick Cariou et a ainsi débouté ce dernier de son action en contrefaçon.
Avant d’étudier les facteurs ayant conduit les deuxièmes juges à qualifier le travail de Richard Prince de fair use, il convient de présenter brièvement l’appropriation artistique dont Richard Prince est un des représentants.

L’appropriation artistique, au croisement du droit d’auteur et de la liberté de création

Il s’agit d’un courant artistique qui prône la reprise de créations préexistantes. Edouard Manet est souvent présenté comme l’artiste ayant donné à ce courant un nouvel essor . Son célèbre tableau Le Déjeuner sur l’herbe (1862-1863) s’inspire fortement du tableau de Titien, Le Concert champêtre (1510) et de la gravure de Raimondi reproduisant une œuvre de Raphaël, Le jugement de Pâris (1514-1518). Comme souvent dans l’appropriation artistique, l’œuvre qui résulte de la reprise va être réutilisée par un autre auteur. Ainsi, en 1960, Picasso peint plusieurs dizaines de tableaux reproduisant Le Déjeuner sur l’herbe et les intitule Les Déjeuners. Cette manière de créer n’est donc pas nouvelle mais s’est intensifié au cours du 20ème siècle. Par exemple, les célèbres fleurs d’Andy Warhol sont la reprise d’une photographie de Patricia Caulfield. L’œuvre L.H.O.O.Q. (1919), dans laquelle Marcel Duchamp affuble La Joconde (1503-1506) de Léonard de Vinci d’une moustache et d’une petite barbe, illustre également ce mouvement. Ces différents exemples montrent qu’il transcende les courants artistiques. C’est d’ailleurs l’un des principes de l’appropriation artistique : transposer une œuvre préexistante au sein d’un autre courant artistique. Généralement, les artistes tels que Marcel Duchamp et Andy Warhol utilisent cette technique de création pour critiquer la société de consommation et notamment le fait que les œuvres soient devenues des produits de consommation . Ils cherchent également à désacraliser la création en s’attaquant aux notions d’originalité et d’auteur. A partir des années 1990, le recours à l’appropriation artistique fut également l’occasion pour certains auteurs de critiquer des œuvres ou en offrir une nouvelle interprétation .

Cette manière de créer pose de nombreux problèmes juridiques. Les œuvres reprises ne sont pas toutes dans le domaine public. Ainsi, Jeff Koons fût condamné pour avoir reproduit une photographie de Art Rogers sous forme de sculpture . En France, Bettina Rheims a été reconnue coupable de contrefaçon pour avoir photographié des modèles devant la porte des toilettes d’un ancien dortoir d’asile au-dessus de laquelle Jakob Gautel avait placé l’inscription “Paradis” en lettres d’or. En photographiant cette inscription, elle avait contrefait l’œuvre de Jakob Gautel . Ces différends ne vont pas toujours jusqu’au procès, les protagonistes tentent généralement de trouver un terrain d’entente. Andy Warhol accepta de verser 6 000 dollars à Patricia Caulfield ainsi qu’un pourcentage sur les ventes futures des reproductions des toiles Flowers.
Les tenants de cette forme de création risquent donc d’être attaqués en justice ou de devoir conclure des arrangements financiers avec les titulaires de droits des œuvres préexistantes. Pourtant la finalité de leur travail n’est pas de percevoir des rémunérations en profitant du travail d’autrui. Ils obéissent à un processus créatif guidé par un désir de transmettre un message. C’est pourquoi ils demandent une protection plus souple leur permettant de créer à partir d’œuvres protégées. Dans une lettre adressée, le6 juin 2006, aux ministres canadiens, une alliance de cinq cents artistes et professionnels de l’art canadiens demandent à pouvoir bénéficier d’un accès équitable aux œuvres préexistantes et de ne plus dépendre d’exceptions aux contours incertains. L’insécurité juridique est donc au centre des préoccupations des tenants de l’appropriation artistique. Leurs revendications portent essentiellement sur un assouplissement du droit d’auteur. Ces inquiétudes se retrouvent chez tous les auteurs, peu importe leur nationalité . La peur du plagiat est constante . Comme le rappelle, avec ironie, ces vers de Musset, la création ex nihilo n’existe pas :

« “Byron, me direz-vous, m’a servi de modèle.”
Vous ne savez donc pas qu’il imitait Pulci?
Lisez les Italiens, vous verrez s’il les vole.
Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux. » .

L’appréciation des œuvres issues de l’appropriation artistique par les juges est révélatrice des différences entre le droit d’auteur français et le copyright américain. Alors que le code de la propriété intellectuelle a énuméré limitativement une liste d’exceptions qui peuvent, sous certaines conditions strictement définies, servir de cadre juridique à la transformation d’une œuvre préexistante, la loi américaine a prévu une exception plus large, le fair use, qui tend à privilégier la création d’une nouvelle œuvre dès lors qu’elle est transformative. Ainsi, des magistrats français n’auraient pas abouti à la même solution dans l’affaire opposant Richard Prince et Patrick Cariou. Il est fort probable que le délit de contrefaçon aurait été retenu à l’encontre de Richard Prince.

Le fair use, une exception en faveur de la création

Dès le début de leur argumentation, les juges américains expliquent que le copyright n’est pas un droit divin qui confère aux auteurs un droit absolu sur leurs œuvres. Ils reprennent les propos du Juge Leval selon lequel le copyright a, avant tout, vocation à stimuler l’activité et le progrès dans les arts. Il ne doit pas donc être un frein à la création. Ces propos montrent une nouvelle fois que le copyright et le droit d’auteur sont des notions différentes. Les juges rappellent ensuite que le fair use s’apprécie de manière ouverte et selon le contexte (contrairement aux exceptions françaises qui s’apprécient strictement).

La loi américaine prévoit tout de même quatre facteurs non exhaustifs qui doivent guider les juges dans leur appréciation :

« Notwithstanding the provisions of sections 106 and 106A, the fair use of a copyrighted work, including such use by reproduction in copies or phonorecords or by any other means specified by that section, for purposes such as criticism, comment, news reporting, teaching (including multiple copies for classroom use), scholarship, or research, is not an infringement of copyright. In determining whether the use made of a work in any particular case is a fair use the factors to be considered shall include :
(1) the purpose and character of the use, including whether such use is of a commercial nature or is for nonprofit educational purposes;
(2) the nature of the copyrighted work;
(3) the amount and substantiality of the portion used in relation to the copyrighted work as a whole; and
(4) the effect of the use upon the potential market for or value of the copyrighted work.
The fact that a work is unpublished shall not itself bar a finding of fair use if such finding is made upon consideration of all the above factors ».

Les premiers juges avaient fondé leur refus de qualifier le travail de Richard Prince de fair use sur le fait qu’il n’apportait aucun commentaire, ne véhiculait aucun message par rapport aux œuvres originales. Les seconds juges vont rejeter cet argument en expliquant que les motifs de reprise cités par la loi (criticism, comment, news reporting, teaching (including multiple copies for classroom use), scholarship, or research) ne sont pas limitatifs et qu’une nouvelle œuvre peut véhiculer un message étranger à l’œuvre initiale. En l’espèce, le travail de Patrick Cariou visait à promouvoir et décrire la beauté des Rastafari et de leur environnement. A l’inverse le travail de Richard Prince se situait plus dans la provocation. D’ailleurs le comportement provocateur de Richard Prince qui avait joué en sa défaveur en première instance (voir SILex) a été perçu par les seconds juges comme un élément démontrant le caractère transformatif de son travail car il véhiculait une autre esthétique et un autre message.

La cour d’appel des États-Unis pour le deuxième circuit poursuit ensuite par une analyse des quatre facteurs cités par la loi :

(1) the purpose and character of the use, including whether such use is of a commercial nature or is for nonprofit educational purposes

Cette disposition signifie que la nature de la reprise ainsi que la raison pour laquelle l’œuvre a été utilisée doivent être prises en compte pour déterminer s’il y a eu un usage loyal de cette création. Il ne faut cependant pas y voir une présomption de déloyauté pour tout usage commercial. Plusieurs décisions ont rappelé que plus la nouvelle œuvre est transformative, moins les autres critères comme le caractère commercial de l’usage n’ont d’importance. Or en l’espèce, les œuvres de Richard Prince transforment l’œuvre originale à la fois à travers le message transmis mais également à travers leur aspect physique, le matériel utilisé…

(2) the nature of the copyrighted work

Ce second éléments prend en compte la nature de l’œuvre préexistante pour déterminer si sa reproduction résulte d’un usage loyal ou non. Mais comme le rappellent les juges, ce facteur perd de son importance dès lors que la nouvelle œuvre est réellement transformative.

(3) the amount and substantiality of the portion used in relation to the copyrighted work as a whole

Ce troisième critère précise que la quantité et la qualité de la partie de l’œuvre qui a été reproduite doivent être prises en compte. Les juges précisent qu’il faut prendre en compte la proportion de l’œuvre initiale qui a été reprise et non la proportion de la nouvelle œuvre qui reprend l’œuvre initiale. En l’espèce, les premiers juges avaient estimé que Richard Prince avait repris plus que nécessaire au sein des œuvres originales. Les seconds juges réfutent cet argument : bien que Richard Prince ait repris des parts importantes des œuvres originales, il a réalisé un grand travail de transformation dessus de telle sorte que les nouvelles œuvres étaient totalement différentes des premières.

(4) the effect of the use upon the potential market for or value of the copyrighted work

Ce dernier facteur rappelle un de nos critères d’appréciation des exceptions en droit français : l’absence d’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre préexistante. En l’espèce, Patrick Cariou devait exposer certaines de ses photographies à New York. Mais son partenaire ayant eu écho de l’exposition “Canal Zone” mit un terme à leur collaboration. Les premiers juges en ont déduit que le travail de Richard Prince avait eu un impact négatif sur les potentiels gains qu’auraient pu avoir Patrick Cariou. Cette conclusion va également être réfutée par les seconds juges qui vont estimer, d’une part que le public intéressé par les œuvres de Richard Prince n’est pas le même que celui visé par les photographies de Patrick Cariou et, d’autre part que l’annulation de l’exposition est surtout liée à un malentendu, le partenaire de Patrick Cariou ayant malencontreusement cru que Patrick cariou avait collaboré pour l’exposition “Canal Zone” de Richard Prince.

En conclusion, les juges américains ont estimé que les œuvres de Richard Prince, à l’exception de cinq d’entre elles, revêtaient un caractère transformatif asse important pour débouter Patrick cariou de son action en contrefaçon. Les mêmes faits jugés en France auraient surement donné lieu à une autre décision. Il est intéressant de noter que certains arguments des juges pour l’application du fair use prônerait, en France, pour la qualification de contrefaçon. Aucun des deux systèmes, français ou américain, n’est l’idéal. L’appropriation artistique ne doit pas être une excuse pour s’approprier le travail d’autrui mais les droits d’auteur ne doivent pas limiter la liberté de création de manière excessive. Un équilibre est à rechercher entre les deux approches, équilibre que permet plus le système américain avec une exception large que le système français avec des exceptions fermées.